Sándor KISS

Sándor KISS, « Cacher. » Articulation sémantique d’un concept... > 95

 

C’est un postulat de la science du langage que les concepts qui trouvent une expression linguistique ne préexistent pas à cette expression ; autrement dit, la délimitation des concepts n’est pas imaginable sans l’intervention de la forme phonique qui les porte et les fixe. « Rien n’est distinct avant l’apparition de la langue », disait Saussure, qui a pu définir le concept précisément comme un signifié solidaire avec un signifiant. Mais y a-t-il alors un moyen de décrire ce qui est commun dans l’expérience humaine indépendamment des frontières linguistiques ? Peut-on approcher cette chose vague et flottante qui est à la recherche d’une expression ? La question est lourde de sens philosophique, parce qu’elle revient à demander : existe-t-il un moyen de dépasser la grille conceptuelle de sa propre langue ou en reste-t-on prisonnier à jamais ? Au lieu de m’enfermer dans la stérile hypothèse de l’incommunicabilité, je pense qu’il est possible de dégager, au fin fond des concepts forgés par les différentes langues, des quasi-constantes sémantiques, dont le véritable intérêt consistera peut-être dans les articulations très diverses qu’elles subissent dans les systèmes linguistiques concrets.

Ainsi, cacher est un lexème français, ayant un signifié que nous pouvons considérer comme spécial au français et irréductible à des expressions d’autres langues ; mais « cacher » est en même temps une étiquette, si l’on veut métalinguistique, qui donne un nom à un champ sémantique correspondant à un secteur de la réalité et qui fonde par conséquent la possibilité de la traduction et de l’interprétation « translinguistiques », pour ainsi dire. Quand on cherche à discerner ce que désigne cette étiquette, on peut suivre deux démarches complémentaires. D’une part, l’intuition, qui s’appuie d’ailleurs sur l’expérience de la langue, va nous fournir un certain nombre de critères pour découvrir ce qu’on peut appeler les emplois caractéristiques d’un terme. C’est le procédé des dictionnaires unilingues : dans l’article I cacher du Trésor de la Langue Française, « il cachait ses yeux pleins de larmes » et « ses paupières cachaient des yeux qu’on devinait admirables » se trouvent rangés sous deux rubriques différentes, correspondant respectivement à ce qui est volontaire, avec un agent généralement « humain », et à ce qui ne suppose pas d’intervention « humaine ». Nous pouvons tirer une petite conclusion en passant : l’idée de « ne pas laisser voir » peut sembler assez importante aux membres d’une communauté pour être désignée d’un mot spécifique – qu’en est-il de l’idée contraire ? Est-ce que cacher a un antonyme ? On pourrait hésiter entre montrer et découvrir, les deux étant pourtant moins spécifiques que cacher. Donc cacher est spécifique et important – mais la considération de la présence ou de l’absence de l’agent humain nous dit-elle quelque chose du concept ? Dans l’abstrait, on distinguera déjà deux situations radicalement différentes : la première signifie que l’on garde quelque chose pour soi, en se l’appropriant, ou peut-être en sauvegardant par là la sphère de l’intimité, c’est une volonté d’avoir pour soi, qui peut provoquer l’envie, le vol ou le viol ; la seconde situation met l’homme en face de l’inconnu, à conquérir ou à redouter. C’est sur ce point qu’intervient la deuxième démarche : le réseau synonymique qui entoure le terme en question, et les expressions qui le traduisent dans d’autres langues peuvent témoigner eux-mêmes du clivage à l’intérieur d’un univers sémantique conçu d’abord comme unitaire.

 

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